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Jean Giono au 140e RI
Au fort de Vaux

Je ne peux pas oublier

(Jean Giono)


Je ne peux pas oublier la guerre.
Je le voudrais.
Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l'entends, je la subis encore. Et j'ai peur. Ce soir est la fin d'un beau jour de juillet. La plaine sous moi est devenue toute rousse. On va couper les blés. L'air, le ciel, la terre sont immobiles et calmes.
[...]

J'ai été soldat de deuxième classe dans l'infanterie pendant quatre ans, dans des régiments de montagnards, au 159e de Briançon, puis au 140e de Grenoble. Avec M. Vidon qui était mon capitaine et qui habite encore un faubourg de Grenoble avec ses filles, nous sommes les seuls survivants de la 6e compagnie du 140e d'infanterie.

Nous avons fait les Éparges, Verdun-Vaux, Noyon-Saint-Quentin, le Chemin des Dames, l'attaque de Pinon, Chevrillon, le Kemmel. La 6e compagnie a été remplie cent fois et cent fois d'hommes. La 6e compagnie était un petit récipient de la 27e division comme un boisseau à blé. Quand le boisseau était vide d'hommes, enfin, quand il n'en restait plus que quelques-uns au fond, comme des grains collés dans les rainures, on le remplissait de nouveau avec des hommes frais. On a ainsi rempli la 6e compagnie cent fois et cent fois. Et cent fois on est allé la vider sous la meule.

Nous sommes de tout ça les derniers vivants, Vidon et moi. J'aimerais qu'il lise ces lignes et qu'il trouve son nom. Il doit faire comme moi le soir : essayer d'oublier. Il doit s'asseoir au bord de sa terrasse, et lui, il doit regarder l'Isère verte et grasse qui coule en se balançant dans des bosquets de peupliers. Mais, tous les deux ou trois jours, il doit subir comme moi, comme tous. Et nous subirons jusqu'à la fin.
[...]

Je te reconnais, Marroi, qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l'hôpital en attaquant le fort de Vaux. Je te vois comme si tu étais encore vivant, mais ta moustache blonde est maintenant ce champ de blé qu'on appelle le champ de Philippe.
Je te reconnais, Jolivet, qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l'hôpital en attaquant le fort de Vaux. Je ne te vois pas car ton visage a été d'un seul coup raboté, et j'avais des copeaux de ta chair sur mes mains, mais j'entends, de ta bouche inhumaine, ce gémissement qui se gonfle et puis se tait.
Je te reconnais, Veerkamp, qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l'hôpital en attaquant le fort de Vaux. Tu es tombé d'un seul coup sur le ventre. J'étais couché derrière toi. La fumée te cachait. Je voyais ton dos comme une montagne.
Je vous reconnais tous, et je vous revois, et je vous entends. Vous êtes là dans la brume qui s'avance. Vous êtes dans ma terre. Vous avez pris possession du vaste monde. Vous m'entourez. Vous me parlez. Vous êtes le monde et vous êtes moi.
[...]

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